L’enseignement, tel que nous le
connaissons maintenant, reste associé au
nom de Jules Ferry qui fut député,
ministre, président du Conseil à la fin du
XIXème siècle.
Pourquoi
lui et quelques autres voulurent-ils
imposer l’école gratuite, laïque, et
obligatoire ?
Pourquoi
les lois qui s’y rapportaient ont-elles
suscité de vifs débats ?
En
métropole : d’après un
rapport parlementaire de 1879, en France
600 000 enfants de 9 à 13 ans ne
fréquentaient pas l’école. Plus d’un tiers
de la population de savait ni lire, ni
écrire.
La
France était alors un pays
essentiellement rural. A cette époque,
avoir un métier ne dépendait pas
exclusivement des connaissances acquises à
l’école, comme c’est presque toujours le
cas aujourd’hui. Les familles modestes
craignirent souvent que l’obligation de
scolariser les enfants ne les privât de
bras pour travailler la terre et ne
détournât les jeunes du savoir et du
savoir-faire que s’étaient transmis des
générations de paysans. Les avantages de
l’école leur semblaient moins importants
que ces risques.
D’autre
part l’obligation scolaire ne pouvait être
séparée de la gratuité et de la laïcité
mais pour certains, comme Paul Bert ou
Gambetta, la laïcité dériva vers
l’anticléricalisme. L’instruction
publique, qui devait permettre à chacun
une totale liberté de penser et de croire,
sembla s’opposer dans les faits à
l’enseignement religieux et contredire
ainsi ses propres principes.
Inversement
les congrégations acceptèrent
difficilement de se voir déposséder du
rôle pédagogique qu’elles assumaient
depuis des siècles.
Commencée
avec la Révolution de 1789 l’opposition
des deux forces s’est poursuivie tout au
long du XIXème siècle ;
comme en témoignèrent les débats à la
Chambre.
En
Algérie : sauf exceptions
expressément établies, les mêmes lois
étaient applicables de part et d’autre de
la méditerranée.
Mais
qu’en serait-il là-bas de la
trilogie : « gratuité,
obligation scolaire, laïcité pour
tous », qui suscitait déjà tant
de difficultés et de résistances en
métropole, au sein d’une société dont elle
était pourtant issue?
Loin
des villes et des centres de colonisation,
dans la steppe et dans les montagnes
souvent privées de voies d’accès, de
locaux existants, et même
d’administration, que pourrait-il
advenir de l’obligation scolaire ?
Elle impliquait de construire des
bâtiments, de former un corps
enseignant en le préparant à des
conditions de travail et de vie
particulières et difficiles. Comment
susciter l’adhésion des familles ?
Moins qu’en métropole, il était possible
de les contraindre. Plus qu’en métropole
encore la notion de laïcité était
difficile à faire accepter.
Qu’en
serait-il de la scolarisation des filles
dont on pouvait attendre qu’en blessant
les convictions des hommes elle aggrave la
méfiance des pères, déjà entretenue par
les enseignants de l’école coranique.
Il
fallait trouver une méthode et un plan
d’ensemble. Mais où commencer ?
Par la scolarisation des fils des grandes
familles ? Sinon comment procéder
pour attirer en classe les enfants des
villages et des douars ? Comment les
communes du bled qui avaient si peu de
ressources financeraient-elles les
écoles ?
Sauf
à réussir l’adaptation aux réalités de
l’Algérie des principes que les
responsables politiques tenaient pour
universels, (mais qui étaient tout de
même nés sur un terreau français) par
quel pouvoir le maître et la maîtresse
isolés dans leurs villages de Kabylie, ou
sur un morceau de steppe, réussiraient-ils
à remplir leur classe ?
La métropole et l’outre-mer
Clémenceau contre Jules Ferry
Le 30
mars 1885 Jules ferry et Georges
Clémenceau s’étaient affrontés à propos
des « colonies » dans un débat
violent à la Chambre.
Il
avait été déclenché par la demande de 200
millions de francs de crédits
extraordinaires faite par Jules
Ferry, président du conseil, pour
poursuivre la guerre que la France menait
au Tonkin contre les troupes chinoises. Il
entraîna la chute du ministère.
Pendant
que dehors la foule criait
« « A bas Ferry ! A
mort ! » ! »
Clémenceau qui siégeait avec les
radicaux et qui, dans la circonstance,
se trouvait soutenu par la droite
monarchiste et chrétienne,
accusait :« Nous ne vous
connaissons plus, nous ne voulons plus
vous connaître….Ce n’est plus un
ministre, ce ne sont plus des
ministres que j’ai devant moi, ce sont
des accusés…. Ce sont des accusés de
haute trahison… Quand un peuple a un
passé comme celui de la France…. Au
lieu de s’épuiser à défendre au loin
des intérêts contestables, il serait
sage de conserver précieusement ses
forces pour sauvegarder les intérêts
qui s’imposent d’abord….
Mon
patriotisme est en France… Pendant que
vous êtes perdu dans votre rêve
colonial, il y a à vos pieds des hommes,
des Français, qui demandent des dépenses
utiles, fructueuses, au développement du
génie français. »
Le
cabinet fut renversé. (Cinq jours plus
tard, les préliminaires de paix seront
signés avec la Chine qui renonçait à ses
droits sur le Tonkin et l’Annam. Bien
qu’ayant connaissance de l’issue
probablement favorable des négociations en
cours, Jules Ferry n’en avait pas fait
état le 30 mars afin de ne pas la
compromettre.)
Des
analyses divergentes
A
partir de quelles analyses divergentes ces
deux hommes politiques de gauche,
anticléricaux, patriotes, qui avaient
connu la défaite de 1870, la perte de
l’Alsace-Lorraine et la Commune
s’affrontaient-ils ainsi. Quels
courants représentaient-ils en
France ?
Clémenceau
se montrait hostile à la politique
d’expansion de Jules Ferry en Afrique et
en Asie.
Jules
Ferry croyait que l’engagement à
l’extérieur était nécessaire à la France
pour faire face à la compétition
économique avec l’Angleterre et
l’Allemagne.
Les
deux analyses débouchaient sur la nature
de la politique à conduire et sur la
question des crédits et des moyens à
engager.
Où
sont les véritables intérêts de la
France ?
1885.
25 années seulement séparaient la France
de la défaite contre les Prussiens, du
siège de Paris, des terreurs de la
Commune, de l’amputation insupportable de
l’Alsace Lorraine
On
était en République depuis 10 ans
(30/1/1875 amendement Wallon)
Le
30 janvier 1879 Jules Grévy était élu
président de la République. Les
Républicains reprenaient en main tous les
ministères, l’Instruction publique en
particulier.
Ils
croyaient au progrès, à la Nation, ils
voulaient construire une société nouvelle
et la situation économique globalement
satisfaisante les favorisait.
Cependant
les Républicains modérés « Les
opportunistes » dont faisaient partie
Jules Ferry et Gambetta, ne disposaient
que d’une courte majorité. Ils devaient
compter avec l’opposition des 200 députés
de la Droite monarchiste qui était
également bien implantée dans la
magistrature et l’administration, et d’une
centaine de députés d’extrême gauche
« radicaux » auxquels
appartenait Clémenceau, plus une douzaine
de socialistes.
La
droite se montrait hostile à Jules Ferry
et aux républicains modérés en
partie à cause de la réforme scolaire qui
imposait l’école gratuite, laïque et
obligatoire, des lois qui limitaient
l’influence de l’Eglise, du remplacement
des généraux, ambassadeurs, juges, hauts
fonctionnaires monarchistes et cléricaux
par des républicains.
La
gauche radicale s’est opposée à Jules
Ferry et aux républicains modérés à
l’occasion de crises politiques et
économiques.
Après
la guerre de 1870 le développement du
chemin de fer et des divers secteurs de
l’industrie allèrent de pair avec le
redressement économique de la France mais
la situation se dégrada avec les ravages
du Phylloxéra qui toucha la moitié des
vignes, la concurrence des blés américains
qui entraîna la mévente des céréales. La
baisse d’activités toucha les différents
corps de métiers, elle aggrava le chômage
dans les villes et la crise financière
ruina beaucoup de petits épargnants.
Sur
le plan international les Européens
voyaient la concentration industrielle et
le développement des moyens de transport
modifier les données économiques et
politiques. Le 15 novembre 1884,
14 états participaient à la conférence
de Berlin qui posait les bases d’un
droit international pour l’Afrique. Mais
cet accord entre France et Allemagne fut
mal perçu des Français qui étaient dans
l’ensemble favorables à une politique qui
préparerait « la Revanche »
contre l’Allemagne.
Les
« radicaux » reprochèrent leur
affairisme aux
« opportunistes ». Ils leur
reprochaient également d’oublier leur
mission et de sacrifier les véritables
intérêts nationaux qui étaient en
Alsace-Lorraine. Ils dénonçaient
l’attitude du gouvernement français trop
conciliante avec l’Allemagne car ils le
soupçonnaient de vouloir garder les mains
libres pour des engagements lointains. De
plus, affirmait Clémenceau en 1885,
d’autres nations tiraient déjà les marrons
du feu à notre place : « Nous
faisons la police pour elles et nous
montons la garde pour qu’elles puissent
commercer en toute sécurité et gagner de
l’argent à nos dépends
Pour les
Radicaux cette politique aventureuse, (à
l’origine de la crise tunisienne de
1881) au service de considérations
mercantiles, était non seulement une
erreur mais aussi une faute morale.
Clémenceau
et les provinces perdues.
Le
siège de Paris par les Prussiens et
l’amputation de la France d’une partie de
son territoire, devaient déterminer les
orientations ultérieures de celui que l’on
appellera « le Tigre » et qui
déclarait « Nous avons été
vaincus, mais nous ne sommes pas soumis.
Les vivants seront fidèles aux
morts…Nous avons encore des choses à
faire et à dire dans le monde. Nous
venons d’une grande histoire, nous
entendons la conserver. ».
Toute
l’énergie des Français devait y être
employée. L’école, s’il n’est pas
expressément dit qu’elle avait à
préparer « la Revanche », devait
former les garçons à la défense de la
patrie. Dans le Manuel Les
lectures et leçons de choses on peut
lire : « l’Alsace et la
Lorraine, deux de nos plus belles
provinces, nous ont été enlevées par les
Prussiens en 1871. Le vœu le plus cher
de tout cœur vraiment français est de
rentrer en possession des provinces
perdues »
Jules
Ferry : « Le Tonkinois »
Il restera député pendant
vingt ans, après sa première élection en
1869.
Il
fut président du conseil, et ministre de
l’instruction publique à plusieurs
reprises.
L’affaire
de Tunisie provoqua sa chute en novembre
1881, et l’affaire d’Egypte mit fin au
ministère Freycinet auquel il appartenait
en juillet 1882. Il retrouva sa place de
président du conseil en février 1883
jusqu’en mars 1885 et sa fonction de
ministre de l’instruction publique
jusqu’en novembre 1883.
Il
était autant que son adversaire Clémenceau
profondément blessé par la défaite de
1870, la perte de l’Alsace Lorraine. Près
de sa fin il devait déclarer :
« Je désire reposer dans la même
tombe que mon père et ma sœur, en face
de cette ligne bleue des Vosges, d’où
monte jusqu’à mon cœur fidèle, la
plainte des vaincus ».
Lui
aussi étaitpréoccupé de l’avenir de la
France menacée de décadence, mais il était
convaincu que cet avenir dépendait de
l’expansion coloniale pour des raisons
économiques et stratégiques. Il affirmait
que si son pays ne s’engageait pas dans
cette voie d’autres prendraient la place
qu’il n’aurait pas su occuper.
« A
une nation comme la France, à un vieux
pays, entouré de concurrents aussi
anciens que lui, s’impose la nécessité
de s’ouvrir de nouveaux débouchés…
Rayonner sans agir, sans se mêler des
affaires du monde, en se tenant à
l’écart de toutes les combinaisons
européennes, en regardant comme un
piège, comme une aventure, toute
expansion en Afrique ou dans l’Orient,
vivre ainsi c’est abdiquer et bien vite,
c’est descendre du premier rang au
troisième et quatrième et plus
rapidement qu’on ne pense. Personne ne
peut envisager une telle destinée pour
notre pays »
Il
n’y a pourtant pas de contradiction entre
Jules Ferry : l’homme de la trilogie
des lois scolaires (la gratuité,
l’obligation et la laïcité) et celui que
l’on a appelé, par dérision « le
Tonkinois ». Pour lui
patriotisme, éducation, colonisation
sont sur le même axe.
Dans
la ligne de Jean-Jacques Rousseau il
croyait à une morale éternelle et
universelle car il est dans la nature de
l’homme de distinguer le bien du
mal : « …nous croyons à la
rectitude naturelle de l’esprit humain,
au triomphe définitif du bien sur le
mal, à la raison et à la
démocratie »
La
gratuité et la laïcité étaient les
conditions nécessaires à l’obligation
scolaire qui était, elle, légitime, car il
s’agissait de former un homme libre et un
citoyen.
« Je
me suis fait un serment : entre
toutes les nécessités du temps présent,
entre tous les problèmes, j’en choisirai
un auquel je consacrerai tout ce que
j’ai d’âme, de cœur, de puissance
physique et morale : c’est le
problème de l’éducation du
peuple ».
Civiliser »
et enseigner constituaient un
même devoir pour Jules Ferry et les
héritiers de la Révolution française. Ici
ou ailleurs, c’était le droit de l’enfant
que d’apprendre. C’était le devoir de la
France que de répondre à cette exigence.
Dans
la marche au progrès scientifique, mais
aussi moral, où ces hommes croyaient
l’humanité engagée, en fervents patriotes,
ils reconnaissaient à la France une
responsabilité à la mesure de la situation
éminente qui lui venait de son histoire.
Cette histoire qui, selon eux, se
résolvait dans l’énoncé des principes de
1789.
Mais les
hommes comme Jules Ferry, partisans
résolus de l’expansion française
outre-mer, ne se montrent pas pour
autant favorables à la population
européenne d’Algérie ni ouverts à ses
difficultés.
Dans
un rapport de la commission d’enquête en
Algérie de mai, juin 1892 à laquelle
il participa, Jules Ferry, élu sénateur, a
fait du colon un
« type » que sa description
discréditait totalement. Paradoxalement,
ce portrait, repris par les journaux de
l’époque, servit, avec le rapport de
Burdeau, aux campagnes de presse (celles
du journal Le Temps en particulier) contre
la présence française en Algérie, durant
des décennies, et jusqu’à nos jours.
Extraits :
« … le devoir du gouverneur
général. Responsable de la paix
publique, gardien de l’ordre et de la
justice, il est le défenseur naturel du
peuple indigène contre les convoitises
ardentes autant que naïves qui
l’entourent et qui l’assiègent »
Pour
assurer sa mission « il importe de
placer le gouverneur général de
l’Algérie au-dessus des influences
locales et de l’action des corps
élus ; »
« Les
convoitises ardentes autant que
naïves… » dont il
est question pour Jules Ferry sont
celles du colon. Malgré la
diversité dans l’origine de ces familles
d’agriculteurs et la différence des
régions où elles vivent, malgré la
brièveté du séjour algérien du sénateur,
un seul portrait psychologique suffit à
les représenter
tous. « Le » colon (sic)
« travailleur et patriote »
n’a pas « l’équité de
l’esprit et du cœur », ni
« le sentiment du droit des
faibles ». Il paye l’ouvrier
au prix débattu, car il a besoin de main
d’œuvre, mais il se montre « violent
dans le langage et les
sentiments ». Lecolon
estrancunier, dédaigneux et craintif; il
lui manque « l’esprit public, le
point de vue d’ensemble ».
Le
rédacteur rapporte que « La
commission sénatoriale conçoit d’une
façon plus large les devoirs qu’a
imposés à notre race la conquête de
l’Algérie ».
De
fait, lorsque les membres de la commission
s’élèvent contre l’inadaptation des lois
françaises à la réalité algérienne c’est
aux coutumes et aux mœurs des populations
« indigènes » qu’ils pensent
comme en témoigne par exemple la partie du
rapport qui traite de la question
forestière.
Ce rapport de la
commission sénatorial à laquelle
participait Jules Ferry nous renseigne
sur la permanence d’un courant de pensée
que E.F. Gautier, qui écrit à ce sujet
dans les années 1920, fait remonter aux
Bureaux arabes. Courant qui se
poursuivra au XXème siècle
avec ceux que l’historien appelle
« les hommes du protectorat ». |